Sous la lave

Là où la terre s’est ouverte

Éruption du Nyiragongo — Goma, mai 2021

Photographie personnelle – Goma, mai 2021

Goma est une ville étrange.
Ici, la misère a une odeur.
La peur aussi.
Ce n’est pas une ville que l’on aime : c’est une ville qui vous tolère.
Elle vous garde à distance, elle teste votre résistance.
Et si elle vous accepte, c’est seulement parce que vous avez cessé de lutter contre elle.

Un soir de mai, tout a commencé par une voix venue d’ailleurs.
Quelqu’un, à plusieurs milliers de kilomètres, m’apprit que le volcan Nyiragongo venait d’entrer en éruption.
J’étais seul dans ma chambre, au pied du monstre.
Et je n’ai rien ressenti.
Rien.
Pas la peur. Pas la conscience du danger.
Juste un silence sec, vide, comme si le corps refusait d’y croire.

Les premières heures, je regardais cette nouvelle comme on regarde un orage lointain.
Je venais d’arriver dans cette ville, je ne connaissais presque personne.
C’était de la curiosité, presque un jeu.
Je voyais les gens fuir, leurs visages tendus vers l’horizon.
Moi, je restais là, immobile, comme si le réel ne me concernait pas encore.

Puis la terre a commencé à respirer.
Un grondement régulier, toutes les quinze ou vingt minutes.
Le sol vibrait, les vitres tremblaient, le corps se tendait.
Impossible de dormir.
Chaque secousse arrachait le sommeil,
chaque frisson rappelait que quelque chose de plus grand était en marche.

La cendre a commencé à tomber.
Une poussière fine, grise, qui s’infiltrait partout — dans la bouche, dans les draps, dans la respiration.
On vivait dans un brouillard sec, dans une lumière orange et sale.
Les jours et les nuits se confondaient.

Et puis, une nuit, tout s’est arrêté.
Pas le tremblement : moi.
Sous la peur, la fatigue, le manque de sommeil, quelque chose en moi s’est fendu.
Un cri intérieur.
Un stop.
Et dans ce stop, une ouverture — brutale, blanche, immense.

Une colère est montée d’abord : celle d’être prisonnier ici, de ne plus rien contrôler.
Puis la colère s’est effondrée dans une seule question :

Qu’est-ce que je fais ici ?
Pas ici, au Congo —
ici, dans cette existence.

Alors tout s’est éclairé d’un feu sans flamme.
J’ai vu la mécanique de ma survie :
travailler pour ne pas manquer,
agir pour ne pas avoir peur,
vivre pour ne pas mourir.
Mais rien de cela n’était vivre.
C’était seulement tenir debout au bord du vide.

Et dans ce vide, une paix est apparue.
Pas la paix douce qu’on espère —
une paix nue, silencieuse, qui brûle sans chaleur.
La terre tremblait encore, mais le feu avait changé de place :
il était dedans.

Quelques jours plus tard, nous avons fui.
La ville entière s’est mise en marche dans la nuit.
Pas de sac, pas de plan, juste des pas dans la poussière,
et le bruit des murs qui s’écroulent derrière.
Quand j’ai passé la frontière du Rwanda,
j’ai senti que quelque chose en moi venait de mourir.
Et qu’un autre venait de naître.

D’autres étaient là aussi,
témoins du même feu.
Ils ont traversé un événement.
Moi, je suis sorti autre.

Pas un homme meilleur.
Un être nouveau,
obligé de réapprendre à exister autrement
sans masque, sans rôle,
en marchant dans le monde avec le regard de celui
qui a vu la mort et la lumière dans le même feu.

Et quand je suis revenu parmi les Hommes,
ils parlaient encore à Luc.
Mais Luc n’était plus là.

Un autre respirait en silence derrière ce nom